Trois régiments canadiens-français ayant participé à la libération du Nord-Ouest de l’Europe, 1942-1945

Dans cet article, nous nous proposons de présenter une partie d’une recherche que nous menons en ce moment, à savoir l’étude socio-militaire de tous les régiments d’infanterie québécois, qu’ils soient de langue française ou anglaise, ayant participé à la libération du Nord-Ouest de l’Europe entre 1942 et 1945 : le Régiment de la Chaudière, le Régiment de Maisonneuve et les Fusiliers Mont-Royal. Il existe un quatrième et dernier régiment canadien-français, le Royal 22e Régiment, mais il a déjà fait l’objet d’une étude socio-militaire et il s’est battu principalement en Italie.

Avec son livre, L’Armée française de la fin du XVIIe siècle au ministère Choiseul : le soldat, André Corvisier a ouvert la voie en histoire sociale et a montré toute la richesse des archives militaires, provoquant ainsi un renouveau en France. Cette histoire socio-militaire a eu aussi une certaine influence chez les historiens canadiens-français. En effet, Jean-Yves Gravel s’est inspiré des thèmes d’analyse de Corvisier dans son étude sur les miliciens québécois à la fin du XIXe siècle. Il a utilisé à la fois les documentations qualitatives et quantitatives pour dresser un portrait social du milicien. Il a fait de même pour son livre sur le Régiment de Trois-Rivières. Jean Pariseau, quant à lui, a porté son étude sociale sur l’aide militaire au pouvoir civil depuis la Confédération. Et c’est grâce à lui que l’on doit la relance de l’histoire militaire parmi les historiens francophones suite à l’éclipse de Gravel.

La monographie de Jean-Pierre Gagnon sur le 22e Bataillon reste quant à elle un ouvrage incontournable en histoire socio-militaire canadienne. En effet, c’est le premier ouvrage d’histoire officielle du Canada rédigé en français, le premier à porter sur les aspects sociaux des forces armées et le premier à donner une analyse quantitative d’un bataillon. Dans cet ouvrage, Jean-Pierre Gagnon a principalement utilisé comme source les dossiers militaires des soldats ayant appartenu au 22e Bataillon et ayant combattu durant la Première Guerre mondiale pour y dresser un portrait type des membres du bataillon à travers de nombreux tableaux et graphiques.

Les études socio-militaires sur des unités de l’Armée canadienne pendant la Seconde Guerre mondiale réalisées à partir des dossiers personnels sont peu nombreuses. Le premier à s’être intéressé à cette question est Terry Copp, professeur à l’Université Wilfrid Laurier, avec ses deux communications d’une dizaine de pages portant sur la 5e Brigade. Pour cette étude, Copp a utilisé un échantillonnage des dossiers des militaires décédés au combat. Il aurait été très intéressant qu’il approfondisse son étude socio-militaire dans le livre qu’il a consacré à la 5e Brigade (The Brigade: The Fifth Canadian Infantry Brigade, 1939-1945). Malheureusement pour nous, il a laissé de côté cet aspect pour ne décrire que la série de batailles dans lesquelles les régiments de cette brigade ont été engagés dans la campagne du Nord-Ouest de l’Europe de 1944 à 1945.

Le deuxième chercheur à proposer une étude socio-militaire sur une unité de l’Armée canadienne pendant la Seconde Guerre mondiale, le Royal 22e Régiment, est un étudiant en maîtrise, Jean-François Pouliotte. Ne pouvant reproduire une étude aussi vaste que celle de Terry Copp, et dans un laps de temps aussi étendu (Jean-Pierre Gagnon a mis 10 ans pour faire cette étude et a été appuyé par au moins une personne, parfois deux, à temps plein, sans oublier les nombreux moyens matériels du ministère de la Défense nationale dont il a disposé), il a opté comme solution d’utiliser un échantillonnage constitué des dossiers des militaires décédés au combat, tout comme Terry Copp l’a fait. Il a inclus dans son mémoire de maîtrise de nouvelles données, portant sur les caractéristiques physiques, la taille, le poids, la couleur des yeux et des cheveux, ainsi que la scolarisation, et de multiples renseignements concernant les testaments, les comptes en banques, les investissements et les polices d’assurance.

C’est donc dans le prolongement des études faites par Jean-Pierre Gagnon, Terry Copp et Jean-François Pouliotte que nous proposons à notre tour de dégager le portrait socio-militaire des membres des régiments d’infanterie canadiens-français. Tout comme pour Pouliotte et Copp, notre étude portant sur les trois régiments se fera non pas sur les dossiers militaires de tous les membres, mais à partir d’un échantillon aléatoire, à savoir les soldats morts entre le 10 septembre 1939 et le 8 mai 1945. Notre choix de l’échantillon s’explique aussi par le fait que nous n’avons pas accès à tous les dossiers des membres militaires en raison des lois qui protègent les renseignements personnels.

De plus, ce genre d’étude, basée sur les soldats morts pendant la Seconde Guerre mondiale, peut s’appliquer plus facilement à l’infanterie qu’à tout autre corps. En effet, les fantassins, dont les actions sont souvent sous-estimées, sont indispensables à toute bataille terrestre et représentent, selon Terry Copp et Bill McAndrew, 76 % des pertes dans les combats de la Seconde Guerre mondiale (ainsi, un échantillon important peut être constitué). Quant aux unités combattantes où le français était la principale langue d’usage, elles se retrouvent en très grande majorité du côté de l’infanterie. Seuls ceux qui étaient bilingues pouvaient obtenir des postes techniques ou à grande responsabilité dans d’autres corps d’armée ou d’autres unités.

La première démarche de notre recherche était d’obtenir la liste de nos soldats morts pendant la Seconde Guerre mondiale auprès de la Commission des sépultures de guerre du Commonwealth. C’est ainsi que nous en avons trouvé 444 pour les Fusiliers Mont-Royal, 264 pour le Régiment de la Chaudière et 258 pour le Régiment de Maisonneuve, soit 966 en tout.

Grâce à notre liste, nous avons pu consulter aux Archives nationales du Canada, à Ottawa, les renseignements sur ces militaires morts pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous avons été en mesure de recueillir les données nécessaires à l’élaboration de notre portrait social des soldats et officiers qui formaient nos trois régiments. Ces données ont été insérées dans la base de données (ACCES) que nous avons créée spécialement pour nos trois régiments.

Les données retenues comprennent : le nom et le(s) prénom(s) du soldat, son lieu de résidence, sa date et son lieu de naissance, sa nationalité, sa religion, son métier ou sa profession, la date et le lieu de son enrôlement, son unité d’enrôlement, l’état civil à son enrôlement et à sa mort, le grade à son enrôlement et à sa mort, son résultat au test “M”, la raison de son enrôlement, son expérience militaire antérieure, la(es) langue(s) parlée(s), le nombre d’années de scolarité, s’il travaillait ou était au chômage, le nombre de frères et soeurs, le nombre de frères et soeurs dans l’armée, la date et le lieu de sa mort, la raison du décès, le nombre de ses décorations et enfin les dates de ses services au Canada, au Royaume-Uni et en Europe de l’Ouest.

Même si nous avons mis certaines informations de côté, comme par exemple les décorations reçues par les soldats alors qu’ils servaient dans l’armée canadienne, il reste qu’à partir de ces données nous avons conçu de nombreux tableaux et graphiques qui nous ont permis de dresser un portrait socio-militaire des trois régiments d’infanterie canadiens-français ayant participé à la libération du Nord-Ouest de l’Europe.

Au moment du recrutement, les Canadiens français ne choisissaient pas forcément l’infanterie, certains ont choisi l’artillerie, d’autres, les blindés, etc. Cependant, beaucoup d’entre eux ont été transférés par la suite à l’infanterie, et plus particulièrement dans les régiments canadiens-français, seules unités où l’on parlait le français. De plus, ils n’étaient pas forcément incorporés dans une unité définie : ils pouvaient être engagés directement par les bureaux de recrutement des districts militaires (il y en avait 11 sur tout le territoire canadien) ou ajoutés à la liste générale d’infanterie. Les raisons les plus souvent invoquées au moment de l’enrôlement sont l’aventure, le sens du devoir, le fait d’avoir été appelé par la Loi de la mobilisation des ressources nationales (LMRN) et le chômage.

En ce qui concerne le mois et l’année d’enrôlement, c’est le mois de septembre 1939 qui ressort. La guerre venant juste d’éclater, beaucoup ont répondu à l’appel, espérant ainsi partir au combat rapidement. Et c’est l’année 1940 qui se démarque le plus et surtout les mois de juin et juillet. Cette augmentation du nombre des recrues s’explique par la situation catastrophique sur le front européen, avec l’effondrement de la France, mais aussi par l’entrée en vigueur de la LMRN.

Nous savons qu’un peu plus d’un quart du recrutement s’est fait par les régiments eux-mêmes ou par les districts militaires n° 4 (Montréal) ou n° 5 (Québec). Le lieu où le recrutement a été le plus important est la province de Québec, particulièrement dans les villes de Montréal et de Québec : cependant, les provinces de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick ressortent fortement en ce qui concerne le recrutement. Rappelons que de nombreux Canadiens français habitaient ces deux provinces. Notons cependant la spécificité du Régiment de la Chaudière qui a recruté davantage que les deux autres dans les zones rurales du Québec.

Dans les trois régiments canadiens-français, il y avait, parmi les décédés au combat, 72 % de soldats, 22 % de sous-officiers et 6 % d’officiers, et entre la date de leur enrôlement et celle de leur décès, 24 % des soldats et officiers avaient eu une promotion. Quant à l’expérience, elle est de deux sortes : il y a d’abord ceux qui l’ont acquise avant les hostilités (dans la Milice) et ensuite ceux qui l’ont acquise durant les hostilités et avant leur engagement volontaire (la majorité a été formée dans le cadre de la LMRN, adoptée le 21 juin 1940 et qui rend le service obligatoire pour la défense nationale). Quant aux conscrits, ils étaient peu nombreux ; ils ne représentaient que 1 % des Fusiliers Mont-Royal et du Régiment de Maisonneuve et 4 % du Régiment de la Chaudière. Ce pourcentage ne surprend guère puisque seul un petit nombre de conscrits a été envoyé outre-mer et ce, à partir du 22 novembre 1944.

Nos militaires canadiens-français n’ont pas tous été tués ou blessés mortellement pendant une campagne militaire. Des décès sont survenus pendant l’entraînement, lors d’attaques aériennes ennemies (surtout lors de leur long séjour en Angleterre), d’accidents, de maladies, de suicides ou pendant qu’ils étaient prisonniers de guerre. Ainsi 87 % des membres décédés de nos trois régiments sont morts au combat ou à la suite de blessures reçues au combat. Ce sont les Fusiliers Mont-Royal qui ont souffert du plus fort pourcentage à 91 %, suivis du Régiment de Maisonneuve à 86 % et du Régiment de la Chaudière à 84 %. Viennent ensuite les maladies à 4 % et les accidents à 3 %.

Ce sont les batailles en France qui ont été les plus meurtrières puisque 75 % des pertes y ont eu lieu, alors qu’en Hollande et en Allemagne n’y ont eu lieu que 13 %. En Belgique, où seul le RCH et le RM ont combattu, n’ont eu lieu que 9 %. Mis à part Dieppe, où une centaine de morts ont eu lieu, c’est dans le Bevelland Sud (Hollande) que l’on retrouve le maximum de morts en une journée, soit 22, vient ensuite La Commanderie (France) à 21 morts, et le Jour J à 19 morts.

Ces militaires appartenant aux trois régiments d’infanterie canadiens-français, morts pendant la Seconde Guerre mondiale, avaient environ 22 ans au moment de l’enrôlement. Les plus âgés se sont engagés en majorité en septembre 1939, et ils n’étaient pas forcément officiers. De plus, le groupe d’âge de 20 à 24 ans était le plus important, suivi par les 16 à 19 ans. Et même si la limite d’âge était fixée entre 18 et 45 ans, un petit nombre a pu tout de même s’engager beaucoup trop jeune (16 ans) ou trop vieux (53 ans). C’étaient de jeunes soldats pour la plupart célibataires (91 %), et c’est le Régiment de la Chaudière qui, à 96 %, détient le record de célibataires. Plus le soldat était âgé et plus il avait de chance d’être marié, et le fait d’être engagé dans l’armée et d’être basé en Angleterre n’a pas empêché certains de se marier. Ils étaient à 98 % d’origine canadienne, et à 90 % d’origine canadienne-française, le Régiment de la Chaudière étant le plus canadien-français à 85 % contre 88 % pour les deux autres. Mis à part un soldat juif dans notre échantillon, tous étaient chrétiens et à 98 % de religion catholique romaine, quant au reste ils étaient protestants. Ces militaires sont nés, résidaient et se sont enrôlés dans la province de Québec (83 %), suivis de loin par l’Ontario (8 %). Et bien que Montréal et Québec aient fourni dans les trois cas le plus de recrues, le Régiment de la Chaudière offre un portrait différent des deux autres, avec plus de membres venus hors des deux grands centres, affirmant ainsi son origine rurale.

La majorité des soldats parlaient français (98 %), tandis qu’une petite minorité parlait uniquement anglais (2 %). Sur ces 98 %, 46 % parlaient uniquement le français et 52 % étaient bilingues. Les officiers et les sous-officiers n’étaient pas obligés de parler l’anglais au moment de l’enrôlement et il semblerait que bon nombre d’entre eux l’ont appris alors qu’ils étaient en service actif. Les unilingues francophones habitaient à 90 % la province de Québec où 75 % des bilingues vivaient. Quant aux anglophones, ils vivaient dans les autres provinces. En ce qui concerne la scolarisation, la majorité des soldats n’avaient pas été au-delà de la 7e année et avaient abandonné l’école à 16 ans. Le peu de militaires ayant fait des études plus poussées étaient en grande partie officiers.

La plus grande partie des militaires canadiens-français travaillaient au moment de leur enrôlement (92 %). Ils étaient manoeuvres ou occupaient un emploi dans une manufacture et ils n’exerçaient pas forcément un métier pour lequel ils avaient été formés. L’insécurité de l’emploi et le travail pénible dans les manufactures pour un salaire peu élevé ont dû pousser certains à s’enrôler dans l’Armée canadienne. Cependant, beaucoup d’entre eux rêvaient de devenir mécaniciens et certains envisageaient de faire carrière dans l’armée une fois leur engagement terminé. De plus, le fait que la majorité des militaires travaillaient réfute la vision de Desmond Morton qui a affirmé que les Canadiens français se sont enrôlés dans l’Armée pour avoir du travail (chômage 12 %). En fait, un ensemble de facteurs a poussé nos jeunes gens à s’enrôler.

Grâce à l’étude de Jean-François Pouliotte portant sur le dernier des quatre régiments canadiens-français, le Royal 22e Régiment, nous pouvons présenter un portrait définitif des régiments canadiens-français ayant participé à la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le fantassin canadien-français était un jeune citoyen canadien de 23 ans, d’origine canadienne-française et de religion catholique romaine, qui s’est enrôlé volontairement dans l’Armée canadienne. Célibataire et sans enfant, il est né, résidait et s’est enrôlé dans la province de Québec. Un peu plus de la moitié étaient bilingues et avaient fini leur 7e année de scolarité à 16 ans. Au moment de son enrôlement, il travaillait comme manoeuvre et plus particulièrement dans les manufactures. De plus, les similitudes trouvées entre nos trois régiments canadiens-français et celui du Royal 22e Régiment valident l’utilisation des dossiers des militaires morts au combat comme échantillon représentatif de la population appartenant à l’infanterie canadienne-française.

Il serait très intéressant maintenant de faire une étude similaire des fantassins canadiens-anglais afin d’en comparer les résultats aux nôtres.

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