Tenez-le bien haut

Jack Babcock passe le flambeau. [VETERANS AFFAIRS CANADA]

Jack Babcock passe le flambeau.
VETERANS AFFAIRS CANADA

Habituellement, il n’y a pas de vedette aux cérémonies du jour du Souvenir, mais cette fois-ci, il y en avait une.

Quand le dernier vétéran de la Première Guerre mondiale, Jack Babcock, a paru aux grands écrans autour du Monument commémoratif de guerre du Canada, au centre-ville d’Ottawa, la foule de quelque 25 000 personnes s’est déchainée et a applaudi comme jamais à une cérémonie solennelle de ce genre.

Elle était folle de joie en voyant le vieux soldat. En effet, le rôle que Babcock jouait, celui de passeur du flambeau commémoratif, a été apprécié à sa juste importance.

Mardi, le 11 novembre 2008, était un jour glacial et nuageux dans la capitale nationale, mais cela semble n’avoir incommodé personne outre mesure. Les anciens combattants, jeunes et vieux, assis le plus près du mémorial, ont enduré la situation : ils ont peiné pour se lever; ils ont peiné pour rester au chaud; ils ont peiné pour voir; mais ils ne se sont pas plaints.

Les anciens combatants se tiennent fièrement durant la cérémonie. [PHOTO : METROPOLIS STUDIO]

Les anciens combatants se tiennent fièrement durant la cérémonie.
PHOTO : METROPOLIS STUDIO

En plus des anciens combattants, il y avait des rangs de soldats des Forces canadiennes, de cadets du Collège militaire royal et de diplomates, ainsi que les milliers de personnes qui ont fait fi des intempéries.

Derrière la foule, sur la Colline du Parlement, les gros canons du 30e Régiment d’artillerie de campagne de l’Artillerie royale canadienne n’avaient de cesse de tonner et l’odeur de la cordite planait sur la place éventée. La neige commença alors à tomber, un tout petit peu.

La cérémonie a commencé précisément à l’heure. Après la sonnerie aux morts, la complainte et le moment de silence, le président national Wilf Edmond a lu l’Acte du souvenir en anglais, et puis le grand président honoraire de la Légion, Charles Belzile, l’a lu en français. Ensuite, il y a eu une première : l’ancien combattant aborigène Tom Eagle s’étant rendu au microphone, il a tenu une grande plume solennellement en l’air et lu une version symbolique en langue aborigène.

Au moment où Eagle terminait sa lecture, quatre biréacteurs CF-18 du 425e escadron d’appui tactique ont grondé au-dessus des têtes, en formation périlleusement serrée. Au-dessus du monument, un des avions s’est élevé précipitamment dans les nuages pour conclure la glorieuse formation en hommage aux pilotes disparus. Un exercice rapide mais étonnant.

Le maitre de première classe Brian Rainbow (devant), le sergent de section Paras Satija et l’adjudant-maitre Shawn Claire. [PHOTO : METROPOLIS STUDIO]

Le maitre de première classe Brian Rainbow (devant), le sergent de section Paras Satija et l’adjudant-maitre Shawn Claire.
PHOTO : METROPOLIS STUDIO

Peu de temps après, c’était le tour de Babcock. Selon ce qui avait été prévu, le flambeau de la commémoration, ayant quitté ses mains, allait passer par plusieurs générations d’anciens combattants canadiens et puis finir entre les mains d’un soldat d’aujourd’hui.

Un murmure enchanté a parcouru la foule quand Allard a annoncé le nom et l’âge de Babcock. Et quand il a apparu sur les écrans immenses qui entourent le mémorial, la foule s’est déchainée, évidemment heureuse de voir Babcock, robuste et en bonne santé, qui portait un tee-shirt où était écrit « Vimy 1917-2007 Birth of a Nation (Naissance d’une nation) » et un cardigan de la Légion avec l’épingle du Royal Canadian Regiment. « Il ne faut jamais oublier nos camarades tombés au champ d’honneur, dit-il d’une voix grave. Je passe ce flambeau commémoratif à mes camarades. »

Il s’est levé et regardé la caméra en te­ndant le flambeau : « Tenez-le bien haut. »

Quatre hommes, portant chacun un uniforme différent de celui des autres, attendaient fièrement le flambeau au pied du monument. Le premier réci­piendaire du flambeau a été le vétéran de la Seconde Guerre mondiale George Dunlop des Royal Canadian Hussars, qui a atterri en France peu de temps après le jour J et qui a également pris part à la libération de la Hollande.

Dunlop s’est tourné vers le président national de l’Association canadienne des vétérans de la Corée Al Tobio, qui était brancardier dans la 25e Ambulance de campagne à la Guerre de Corée, et lui a passé le flambeau. Tobio l’a tout de suite remis à James O’Brien, un vétéran de plusieurs déploiements au plateau du Golan et au désert du Sinaï, qui représentait l’Association canadienne de Vétérans des forces de la paix des Nations Unies (ACVFPUN).

O’Brien s’est alors tourné, pour la dernière translation, vers le sergent Randy Keirstead du Royal Canadian Dragoon, qui portait le célèbre treillis de combat fauve des Forces canadiennes en Afghanistan. Keirstead a pris le flambeau et l’a placé résolument dans son support, comme s’il obéissait au commandement de le tenir haut, comme s’il y avait un doute à savoir si les anciens combattants d’aujourd’hui sont capables d’entretenir le patrimoine militaire du Canada et qu’il y répondait d’un « oui » catégorique.

Le flambeau est passé d’Al Tobio à James O’Brien. [PHOTO : METROPOLIS STUDIO]

Le flambeau est passé d’Al Tobio à James O’Brien.
PHOTO : METROPOLIS STUDIO

En 2006, Keirstead a passé des mois aux premières lignes en Afghanistan. Arrivé en octobre comme remplaçant, il a participé à des opérations petites et grandes, du boulot quotidien comme il y en a à la défense des petites bases et des bastions au Panjwai jusqu’aux entreprises des gros groupements tactiques comme l’opération Baaz Tsuka, il a tout vu. Il dit également qu’il est on ne peut plus fier de son rôle à cette cérémonie historique.

Le brigadier-général David C. Kettle, aumônier général des Forces canadiennes et le rabbin Reuven P. Bulka, aumônier honoraire de la Direction nationale, ont revalorisé la cérémonie.

Les personnalités éminentes déposent les premières couronnes peu après la fin des prières et de la version attendrissante du Champ d’honneur tel que chanté par le Ottawa Children’s Choir.

Le sergent Randy Keirstead place le flambeau. [PHOTO : METROPOLIS STUDIO]

Le sergent Randy Keirstead place le flambeau.
PHOTO : METROPOLIS STUDIO

La gouverneure générale Michaëlle Jean en dépose une. Le premier ministre Stephen Harper en dépose une aussi. Le général et chef d’état-major de la défense Walter Natynczyk fait de même. Et puis la mère de la Croix d’argent Avril Stachnik en dépose une de la part des Canadiennes dont le fils est mort au service de la patrie. Le président national Wilf Edmond en a déposé une de la part de la Légion et puis le président de la Division de l’Ontario George O’Dair en a déposé une autre.

Les gagnants séniors des concours nationaux littéraires et d’affiches de la Légion en déposent une de la part de la jeunesse canadienne. Il s’agit de Silvia Alvarado d’Ottawa : affiche en couleurs; Monika Stahlstrom de Surrey (C.-B.) : affiche en noir et blanc; Katrina Elissa van Kessel d’Elliot Lake (Ont.) : composition; et Andrea Murray de Benalto (Alb.) : poésie.

La mère de la Croix d’argent Avril Stachnick, la gouverneure générale Michaëlle Jean et le premier ministre  Stephen Harper. [PHOTO : METROPOLIS STUDIO]

La mère de la Croix d’argent Avril Stachnick, la gouverneure générale Michaëlle Jean et le premier ministre Stephen Harper.
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Les trois récipiendaires du prix de la Légion du cadet de l’année sont au centre avancé pour offrir leur aide. Il s’agit du maitre de première classe des cadets de la marine Brian Rainbow de Ladner (C.-B.); de l’adjudant-maitre des cadets de l’Armée Shawn Claire de Victoria (C.-B.); et du sergent de section des cadets de l’Aviation Paras Satija de Campbellton (N.-B.).

Le vendredi d’avant le jour du Souvenir, Stachnik a été présentée aux Canadiens en tant que mère de la Croix d’argent de 2008. La cérémonie avait lieu au centre commémoratif du cimetière Beechwood d’Ottawa, le Cimetière militaire national, où le sergent Shane Stachnik est enterré auprès de bien d’autres membres des FC.

Bien des gens assistaient à la simple cérémonie. Le général et chef d’état-major Walter Natynczyk était dans l’assistance, tout comme l’étaient le ministre des anciens combattants Greg Thompson.

Le président national de la Légion Wilf Edmond avait l’honneur de présenter Stachnik à la foule et aux membres des médias. « Depuis 1919, la mère de la Croix d’argent a été présentée aux mères et aux veuves qui ont perdu un être cher, dit Edmond. Et depuis la cérémonie du jour du Souvenir de 1931, quand la Légion royale canadienne a réglé la cérémonie pour la première fois, la mère de la Croix d’argent en a été le pilier. Il n’existe pas de lien plus authentique que celui qu’il y a entre une mère et l’enfant qu’elle a perdu, poursuivait Edmond. Alors nous choisissons la mère avec beaucoup de soins, car nous savons que son rôle nécessite beaucoup de courage et d’assurance. »

Nombre d’anciens combattants ont eu les larmes aux yeux durant la manifestation. [PHOTO : METROPOLIS STUDIO]

Nombre d’anciens combattants ont eu les larmes aux yeux durant la manifestation.
PHOTO : METROPOLIS STUDIO

Stachnik a alors parlé de ce que cela signifiait pour elle. « Je me sens très honorée et décontenancée d’avoir été choisie mère de la Croix d’argent. Quand on m’a appelée, la première fois en janvier, je n’ai pas hésité et c’est très important pour moi que de faire l’annonce ici, où mon fils est enterré. Je sais que mon fils aurait été fier de moi. »

Stachnik fit une pause et reprit. « Oui, je vais penser à mon fils en déposant la couronne, mais je vais aussi penser à tous ceux qui sont morts en défendant notre nation, car je sais ce qu’on ressent quand la nouvelle arrive. Ce n’est pas important comment on se sent par rapport à la guerre; il faut soutenir nos soldats au pays et à l’étranger. Ils ont tout donné et ils méritent qu’on se souvienne d’eux comme des héros qu’ils sont. »

Par la suite, Stachnik et sa fille Deanna se sont recueillies un moment à la tombe de Shane. Shane est mort le 3 septembre 2006, le premier jour de l’opération Méduse. C’était un ingénieur et il se trouvait au front de la compagnie Charles lors de l’assaut infortuné d’une position ennemie bien fortifiée. Il fut tué instantanément quand une arme de gros calibre — probablement un obus de canon sans recul de 82 mm — a explosé contre la tourelle du véhicule blindé léger où il se trouvait.

Les enfants déposent leur coquelicot sur la Tombe du Soldat inconnu. [PHOTO : METROPOLIS STUDIO]

Les enfants déposent leur coquelicot sur la Tombe du Soldat inconnu.
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Le lundi précédant la cérémonie, la mère de la Croix d’argent s’est jointe aux cadets et aux étudiants pour visiter les édifices du Parlement et le Musée canadien de la guerre et pour assister à un diner organisé par la Légion en leur honneur.

Pendant la visite à la Chapelle du Souvenir, à l’édifice du Centre du Parlement, Stachnik a regardé silencieusement le nom de son fils inscrit dans un Livre du Souvenir. Durant une petite cérémonie réglée à la Chapelle du Souvenir, le sergent d’armes adjoint de la Chambre des communes, André Boivin, lui a remis une copie encadrée de la page où le nom de son fils a été inscrit.


La visite à Jack Babcock

Au début du mois d’octobre, le président national de la Légion, Wilf Edmond et l’administrateur de la Direction nationale, Danny Martin, sont allés voir Jack Babcock et son épouse Dorothy à Spokane (Washington).

À 108 ans, Babcock, le dernier vétéran canadien de la Première Guerre mondiale, est une vraie merveille. Pendant leur visite, Babcock a raconté toutes sortes d’histoires de son service, des ennuis qu’il avait quand il brisait du matériel important, jusqu’au jeûne de plusieurs jours causé par le mal de mer, en passant par la cour qu’il a faite à une jeune Écossaise.

Jack Babcock and Dominion President Wilf Edmond chat during the visit to Spokane, Wash. [PHOTO: DOMINION COMMAND]

Jack Babcock and Dominion President Wilf Edmond chat during the visit to Spokane, Wash.
PHOTO: DOMINION COMMAND

Edmond et Martin avaient une mission concrète — enregistrer une vidéo de Babcock passant le flambeau pour la cérémonie nationale du jour du Souvenir — mais ils étaient allés le voir aussi pour présenter leurs respects de la part de tous les membres de la Légion.

Dans la petite chambre bien éclairée de la maison qu’habite Babcock, Edmond a commencé cérémonieusement. « C’est avec un plaisir extrême que nous sommes venus vous rencon­trer », dit Edmond à Babcock, qui était assis sur un canapé. « Vous feriez honneur à notre organisation de bien vouloir accepter cette adhésion à vie comme membre honoraire éminent. »

Edmond a alors sorti une grande plaque fastueusement gravée; il allait la remettre à Babcock quand il hésita. « C’est plutôt lourd », dit-il.

« Mettez-la donc sur mes genoux », répondit Babcock.

Edmond la déposa délicatement sur les genoux de Babcock.

« Et voici la carte qui indique que vous êtes membre à vie, et une épingle à revers aussi », dit Edmond.

« Ah, merci », répondit Babcock en tendant la main pour les accepter.

Edmond a ensuite donné plusieurs chapeaux à Babcock, dont un de Vimy, assorti à la chemise que portait Babcock. La remise des cadeaux n’était pas encore finie. Il y eut des armoiries, une autre épingle à revers, une épingle à coquelicot, la première pièce de 25 cents du 90e anniversaire frappée spécialement et le dollar de l’armistice en argent.

« Camarade, je suis très heureux d’être en mesure de vous remercier de ma liberté », dit Edmond en lui serrant la main.

Ensuite, le groupe, qui comprenait aussi des représentants d’Anciens combattants Canada, a entrepris de filmer Babcock.  « Il ne faut jamais oublier nos camarades tombés au champ d’honneur, dit Babcock. Je passe ce flambeau commémoratif à mes camarades. Tenez-le bien haut. »

Les choses sérieuses menées à bien, Babcock a évoqué ses souvenirs de la guerre pendant un certain temps; toutefois, bien qu’il soit encore vif d’esprit, il a de la difficulté à se souvenir des détails. Il avait 15 ans quand les recruteurs de l’armée se sont présentés chez son frère, où il était en train de couper du bois. « Il y a un sergent et un lieutenant qui sont venus. Je sais pas si le lieutenant est venu ou pas, mais il y avait un sergent; il nous a parlé de la charge de la Brigade légère.

“Les coups et les salves de canons tonnaient” », Babcock se souvient d’avoir entendu le sergent. « Et ils ont atteint les Russes, ils en ont tué avec leurs sabres, certains d’entre eux. Mais beaucoup d’hommes sont tombés. J’imagine que deux tiers d’entre eux sont tombés. »

L’histoire impressionnait encore Babcock, qui est devenu mélancolique, répétant l’expression « les coups et les salves de canons tonnaient ».

Il dit que c’est à ce moment-là qu’il a décidé de s’engager. Le lundi sui­vant, il a marché à peu près 13 milles, jusqu’au dépôt local de Sydenham (Ont.). « Par la suite, on est allés à Kingston (Ont.) et on s’est entrainés au manège militaire. Et puis après on est allés à Val-Carter. C’est ce que les Français appellent Valcartier », dit-il d’un rire franc.

Il se souvient de quand on lui a fourni « le vieux fusil Ross », l’arme inefficace détestable que les Canadiens ont eu pendant une petite partie de la guerre. « C’était un fusil peu maniable », dit Babcock en décrivant les problèmes qu’on avait lors de son maniement. « Mais on pouvait tirer, c’est sûr.

Je suis allé outre-mer à bord du California (un navire) et j’ai débarqué à Liverpool. Il me semble que la traversée a pris à peu près neuf jours… J’ai eu le mal de mer les deux fois (à l’aller et au retour); je me couchais sur le pont. Je ne suis pas un bon marin, dit-il en riant. Je suis resté couché jusqu’à ce que ça se termine. Je n’ai pas mangé pendant plusieurs jours. Et puis quand j’ai enfin été guéri, je suis allé au mess et j’ai mangé comme deux, au moins. »

En Angleterre, Babcock a été jugé trop jeune pour être envoyé immédiatement en France, alors il a été attaché à une unité de transit avec d’autres soldats trop jeunes. « J’ai participé à aucun maudit combat. Je me suis enrôlé et je serais allé en France si j’avais pu, mais on m’a mis dans un bataillon de jeunes soldats où on a été entrainés sans arrêt. On s’est fait entrainer huit heures par jour; du vrai entrainement. »

À preuve, il se mit à chanter une chanson de marche qu’il avait apprise là-bas.

Il se souvenait aussi du temps qu’il était dans un orchestre de clairons. « J’ai pas l’oreille musicale. J’ai jamais réussi à l’apprendre, le maudit clairon. (Gros rire). On était toujours en avant aux défilés et je me mettais le clairon aux lèvres. Je pouvais pas faire sonner la maudite affaire, mais je faisais comme si. »

Un peu plus tard durant la visite, alors que Babcock donnait des signes de fatigue, Edmond et Martin ont suggéré d’y mettre fin pour permettre au vieux soldat de se reposer. « M. Babcock, c’est tout un honneur d’avoir été en votre compagnie, dit Martin pour conclure. C’est tout un honneur de parler à quelqu’un qui a été à la Première Guerre mondiale; le dernier de ses vétérans encore vivant. »

Babcock a alors reçu un chapeau de la Légion sur lequel le mot VETERAN était écrit en capitales. Il a du faire un effort un instant, mais il a réussi à se le mettre sur la tête, et puis il s’est assis, content, aurait-on dit, d’attendre ce qui allait arriver. Bien peu de chapeaux pourraient lui aller aussi bien.

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